Le Un, le Deux… |
...et
puis la guerre. |
"Au commencement était le nombre UN. Tout était simple. Le UN était l’unité. Ce nombre possédait d’étranges pouvoirs : même divisé par lui-même, il demeurait UN. S’il tentait ensuite de se multiplier par lui-même, il demeurait UN, tout autant. Dans la gamme des nombres possibles, il était le seul à pouvoir s’auto-diviser ou s’auto-multiplier, sans changer de visage. Il était l’Unité, simple et parfaite. En plus, il était le point de départ de tous les autres nombres, aussi loin qu’on puisse l’imaginer, jusqu’à l’infini. Le UN était la « monade », le Principe de tous les autres nombres. Le UN était un Bloc vertical, dressé, solitaire. Il était la sécurité puisqu’il était unique. Aucun doute n’émanait de Lui, aucune dualité, aucune opposition.
Un diable malin voulut alors semer le trouble dans l’esprit des hommes. Saisissant une hache, il trancha le UN en deux parties, et les disposa l’une à côté de l’autre.
Et les hommes commencèrent à douter. Certains prirent parti pour tel morceau, d’autres pour l’autre morceau. Certains virent blanc le premier morceau, l’autre noir. Ils décrétèrent que le premier était la vérité et l’autre l’erreur. On assura que le premier morceau était le contraire du second. La dualité était née…
Les deux morceaux eurent beau protester en déclarant qu’ils n’étaient que deux aspects du même UN, rien n’y fit. Les hommes en vinrent aux mains. Ils voulurent que les deux morceaux soient, tantôt opposés ou unis, amis ou ennemis, sans jamais se rendre compte qu’ils provenaient de la même réalité : le UN.
Le nombre DEUX était né. La dualité humaine s’installait avec rage et force, les opinions naissaient, la guerre commençait. Car on prenait parti ! On allait de l’un à l’autre. On hésitait. Des morales, des philosophies naissaient, envisageant plutôt l’un des morceaux, tantôt l’autre. Personne ne songeait ici non plus, à les récolter pour retrouver le UN d’où ils émanaient.
Le rythme s’installait, avec le balancement de la pensée humaine. C’était le début de l’oscillation affective. Les deux morceaux étaient bien tranquilles, dans leur certitude d’être de simples manifestations du UN. Mais l’esprit des hommes oscillait de l’un à l’autre. C’est alors qu’on déclara que le DEUX engendre le conflit, que l’opposition naît des différences et des contraires, que l’on s’aime ou l’on se bat au nom de ces différences. Mais il n’y avait pas de différences : personne ne songeait à s’en assurer, à part, parfois, quelques hauts esprits de synthèse.
Avec le DEUX naissait le « code binaire » ; le bien à gauche, le mal à droite, ou l’inverse. Le vrai à droite, le faux à gauche, ou l’inverse. On ne savait plus où placer les dieux et les diables. Au fond, on ne savait plus très bien où placer quoi que se soit. On ne se rendait même pas compte que ces deux morceaux du UN pouvait, même si on les opposait, équilibrer leurs forces. Les hommes doutaient d’eux-mêmes ; ils doutaient de l’Unité possible ; ils doutaient même de tout. Ils s’acharnaient sur leur code binaire.
Un homme de synthèse fit alors une démonstration : il prit une hache et découpa ces deux morceaux en cent milliards de fragments. Il voulait ainsi montrer qu’ils n’étaient que des manifestations de l’UN unique, et parfaitement semblables à ce UN, dans leur essence.
Mais il fut condamné au nom de DEUX et on le brûla tout vif.
Alors des gens construisirent un pendule, qui était pour eux le symbole de ce DEUX. Le pendule se balançait : on notait avec angoisse les points extrêmes de ces allées–venues. On déclara alors que ce pendule était semblable à ce nombre DEUX, parce qu’il ne battait que sur deux endroits : l’extrême endroit à gauche et l’extrême endroit à droite.
Un autre homme de synthèse voulut alors montrer qu’il n’en était rien. Il signala que la pointe du pendule accomplissait une courbe, que cette pointe passait ainsi par une infinité de points, et que chacun de ces points avait tout autant d’importance que les deux endroits extrêmes. Il dit que la Réalité du pendule était la courbe qu’il accomplissait, que la dualité et l’opposition des points extrêmes était une illusion, et que le battement à droite n’était nullement opposé au battement de gauche. Il dit même que si on construisait un pendule très long, en lui appliquant une force de poussée très grande, les points extrêmes iraient beaucoup plus loin. Il voulait montrer que les anciens points extrêmes ne l’étaient pas, sinon dans l’esprit de ceux qui avaient construit le premier pendule. Il voulu même déclarer que, en poussant le pendule avec grande force, ce dernier accomplirait une circonférence parfaite, qu’il n’y aurait plus ainsi de points extrêmes, et que la dualité cesserait d’office.
Mais rien n’y fit. On l’empala.
Les codes binaires se développaient avec une vertigineuse rapidité. La pensée occidentale prenait forme selon ce DEUX, l’éducation suivait, la morale emboîtait le pas, l’homme de la rue était convaincu, des religions dualistes naissaient, le classement des vérités et des individus prenaient force de loi.
Mais on se rendait compte tout de même que la bipolarité était fort relative : que le vrai de l’un pouvait être le faux de l’autre, que le beau pour l’un était le laid pour l’autre, et que, finalement, chacun voulait avoir raison afin de se rassurer. Bref, cela grinçait et cognait.
Devant ces alternatives inextricables, on chercha à se rassurer. On édicta une loi disant que la vérité se trouve au « juste milieu », entre les deux pôles extrêmes. Afin de vérifier, on reprit le pendule. On en arrêta la pointe au milieu de son balancement. Le pendule se figea, bloqué par la pesanteur comme un vulgaire fil à plomb.
Il était en équilibre parfait. Mais on constata que ce pendule, arrêté à jamais, n’était plus un pendule. Il avait perdu son identité de pendule. Il n’était plus un pendule vivant, mais un pendule mort. Ne se balançant plus d’un pôle à l’autre, il avait perdu tout dynamisme. Bref, il avait renoncé à son rôle de pendule qui est, justement, de se balancer, et d’aller chercher des énergies dynamiques aussi bien à droite qu’à gauche. Devant cette mort du pendule, on réfléchit. La vérité n’était sûrement pas au Juste Milieu, mais « ailleurs ». Elle ne se trouvait pas non plus aux points extrêmes du balancement, puisque les hommes se battaient. Or la vérité ultime ne peut engendrer le conflit, puisqu’elle correspond au nombre UN.
Alors ?
On se posa la question : « comment pourrait-on réunir les contraires ? Comment pourrait-on éliminer cette dualité qui fait se battre les gens ? ». On commençait ainsi à éliminer le nombre DEUX et on tentait de retrouver le nombre UN.
Quelqu’un se souvint alors de l’homme de synthèse qu’on avait occis. Remettant le pendule en marche, on lui donna une formidable impulsion. Le pendule décrivit une circonférence parfaite. Il n’était plus un pendule, mais un cercle, avec un centre, et tous les points de ce cercle formaient, ensemble, une courbe impeccable.
Ce devait être la vérité. Tel qu’on l’avait lancé au départ, le pendule n’était qu’un pendule partiel, battant de gauche à droite ; il n’était qu’un aspect partiel de sa vérité de pendule. Les gens l’avaient observé partiellement, sans se rendre compte qu’il n’accomplissait qu’une partie de sa course possible. Dans la circonférence, les points extrêmes n’existaient plus, le conflit cessait. Le cercle représentait le UN.
On respira.
Et on baptisa cette découverte : l’Union des Contraires.
On décréta que la vérité ne se trouve jamais dans un Juste Milieu, pas plus qu’aux points extrêmes d’une simple conception humaine, mais bien au-delà. On se dit que, même si cette Vérité unique demeurait inaccessible, il s’agissait tout de même de la chercher…"
Merci Mr Pierre DACO !
|